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Le Neveu

C’était un texte pour un atelier d’écriture. Le sujet était le suivant:

“placer dans votre texte les quatre éléments :
Un lieu : un train
Un objet : une télécommande
Une personne : une femme prénommée Maria
Un moment : le début du printemps”

Merci aux âmes sensibles de s’abstenir. je vous en conjure…
****

Je touche mes pieds. C’est la seule chose douce ici. Si je touche mes pieds je n’ai que quelques centimètres à parcourir pour buter contre un mur. Mes pieds sont la destination la plus lointaine possible.

J’ai tiré sur un fil qui dépassait de mon vêtement, mais le fil n’est pas venu, et le vêtement ne s’est pas détricoté comme je l’espérais. Pourtant, ça m’aurait donné bien de la distraction, de voir cette frusque se désagréger et d’en faire une pelote. Depuis que j’ai fini de me ronger tous les ongles des doigts et des orteils, je m’ennuie.

Des fois je pense à Maria. Pas trop fort, et pas trop longtemps, parce que je finirais par me faire du remord, et que je ne veux pas. Rien n’est vraiment sa faute, mais depuis que ça c’est passé, je me sens mieux. Les tests ont montré que je ne pouvais pas. Que je ne pourrai jamais être elle. C’est ici que ça me manquera le moins, sans doute.

Quand j’ai vu Maria pour la première fois, j’ai trouvé qu’elle ressemblait à une belle olive. Ses joues rondes avaient un éclat cuivré tout à fait superbe. Sa chevelure très noire, presque bleue, très épaisse, se lovait autour d’une barrette de bois clair. Des yeux couleur olive verte. Mon frère l’a aidée à descendre du train, avec précaution, comme pour ne pas la casser. Evidemment, à ce moment-là , le ver était déjà dans le fruit, mais je ne pouvais pas le savoir.

Si seulement j’avais toujours mon harmonica, je pourrais me rappeler en musique cette journée douce et traîtresse où mon frère a ramené Maria dans notre famille. C’était le début du printemps et le cerisier était en fleurs. Il faisait presque assez chaud pour manger dehors. Nos parents fêtaient leur anniversaire de mariage et ils étaient heureux, enjoués avec Maria, et très fiers de leur véranda toute neuve.

Mon Paul, lui, était malheureux ; mais il jouait quand même à embêter le chien, selon son habitude, en lui jouant de mon harmonica. Il attendait que Kenavo s’approche un peu trop, mis en confiance par un reste de poulet, pour lui souffler une note aigre dans l’oreille. La pauvre bête détalait, le diable aux trousses, pour se cacher dans les thuyas. Mon frère en pleurait de rire, et Paul grommelait quelque chose à propos de la stupidité des animaux.

Je savais qu’il ne m’en voulait pas, bien que tout vînt de moi. Seulement, depuis les résultats, il ne parlait plus beaucoup. Il grommelait avec moi et le reste du monde, comme avec le chien. Moi, je me sentais engourdie. Enkystée. Depuis que je savais, j’étais toute froide en dedans. Il me restait juste assez de vie pour déplacer ma carcasse à jamais vide. Et aussi, pour voir que Maria ressemblait à une belle olive.

Je touche mes pieds. Il y a encore la marque des doigts de mon frère dessus. Quand ils m’ont empoignée pour m’emmener, je ne me suis pas débattue longtemps. J’ai bien vu qu’ils ne voulaient plus avoir affaire à moi, même Paul. Même mon frère. J’espère qu’il se sent au moins un peu coupable de ce qui est arrivé.

Comme il était de deux ans mon aîné, qu’il avait de bonnes notes, et que je l’aimais passionnément, mon frère obtenait de moi ce qu’il voulait. C’était facile pour lui de me faire marcher, quand il avait fait mes devoirs ou couvert ma dernière bêtise auprès des parents. La plupart du temps, je devais ranger sa chambre ou prendre son tour à la corvée de vaisselle. Mes parents le voyaient bien, mais ils ne posaient pas de question. Qu’ils aient vu le reste, ou non, ne change donc pas grand chose.

Le reste : par exemple, la fois où j’ai du céder une de mes poupées aux expériences de mon frère. Il ne me l’a pas rendue, et je n’ai pas osé réclamer. Quelques temps après, en son absence, j’ai fouillé sa chambre et je l’ai trouvée. Chauve. Enucléée. Les membres fondus, le corps percé, et griffé. J’ai suivi l’exemple de mes parents : je n’ai pas posé de question. Je l’ai emportée et cachée.

La première nuit, je n’ai pas bien dormi. La poupée déformée venait m’étrangler jusque dans mes rêves. Je me suis relevée pour la sortir et la regarder à nouveau. Ses orbites vides me jaugeaient avec cruauté. Timidement, je l’ai serrée contre ma joue, pour l’amadouer. Comme j’avais peur de la mettre en colère si je la lâchais, je l’ai prise avec moi dans le lit et j’ai caressé longtemps ses moignons. Ils luisaient dans la lumière de la veilleuse. J’ai fait de même la nuit suivante, et chaque nuit jusqu’à ce qu’on m’achète un grand lit, quand Paul a commencé à dormir à la maison. Alors j’ai enterré la poupée sous le tas de compost. Quand je passe devant, je me force à ne pas regarder. Quand je vois mon frère, je me force à ne pas y penser. Je l’ai toujours tellement aimé.

Le reste, et pire encore. Aujourd’hui, je suis seule, comme ma poupée en dessous du compost, et comme elle je suis prête pour entamer ma décomposition. Moi non plus, personne ne viendra me voir. Et les voisins sont trop polis pour poser des questions. Pourtant, ils ont du entendre Maria qui criait de haine.

On n’a revu ni mon frère, ni Maria avant la fin août. Ils venaient nous annoncer qu’ils avaient choisi un appartement. On a tout de suite remarqué qu’elle avait le ventre rond. Sept mois. Une affaire qui couvait donc depuis un bout de temps. Mes parents étaient radieux. Ma mère acheta des kilos de laine pastel. Mon père insista pour fabriquer lui-même une chaise haute qu’il peignit tout en mauve. Ma couleur préférée. Jusqu’à ce moment.

Quand je pense à cette chaise, je me demande ce qu’ils en ont fait. Elle n’a pas encore servi, bien sûr. Ils vont peut-être attendre. Ou bien la brûler. Ou peut-être la jeter sur le compost. C’est la meilleure solution, à mon avis. Une solution logique.

Je suis triste pour Paul. Je voulais qu’il ait une belle vie. C’était bien parti, au début, quand je venais d’enterrer la poupée. On avait même acheté un tandem. Je lui jouait de l’harmonica. Paul s’entendait bien avec mon frère, et pas seulement pour taquiner le chien. Mes parents l’aimaient. Ses parents à lui sont morts. Il est fils unique. Je ne sais pas vers qui il va pouvoir se tourner maintenant.

Maria était si amicale. En août, nous avons parlé pendant des heures sous le cerisier. Les hommes étaient captivés par le rugby à la télé, et ma mère peignait dans son atelier. Je me sentais à peine mieux qu’avant, surtout depuis que Maria était enceinte. Quand je lui ai dit ce que j’avais caché à ma mère, elle blêmit et se mit à pleurer. Elle posa ses mains sur son ventre et je vis qu’elle se sentait horriblement coupable. A ce moment-là , je l’aimais tellement que j’ai cru que je pourrais être un peu elle, et que le bébé soit un peu à moi aussi.

Quand je pense à Maria, je ne l’imagine pas en train de se griffer la figure en sanglotant, comme la dernière fois que je l’ai vue, pas plus que je n’entends les accusations balbutiées à travers les larmes. Je revis ce moment, sous la protection tranquille du cerisier, où nous étions plus que des s’urs. Où elle m’a laissé un peu d’elle.

A l’heure du goûter, nous avons fait des crêpes. Nous avons arraché les garçons à leur rugby. C’était un travail d’équipe : Maria changea de chaîne pendant que je cachai la télécommande. Ils obéirent docilement. Paul grommelait.

Le bébé de Maria est né au mois d’octobre. Elle eut la délicatesse de ne pas faire allusion devant les parents au fait que nous n’étions pas venus la voir à la maternité. Elle comprenait. L’enfant ressemblait à mon frère. Quand nous avons reçu le faire-part, je l’ai regardé longtemps, comme j’avais jadis regardé ma vieille poupée, puis je l’ai rangé sur une armoire, pour ne plus le voir. Je n’étais pas Maria, pas autant que je l’avais souhaité, finalement. Je suis allée jeter mon harmonica dans le plan d’eau du parc municipal.

J’ai quand même pu acheter un nounours pour le Noël du Neveu. Paul n’a pas voulu m’accompagner. J’ai choisi, toute seule, une peluche bizarre, pas tout à fait un lapin et pas tout à fait un chat, vert comme une grenouille, avec un grelot dedans qui faisait
un bruit marrant.

Ce truc-là aussi, je me demande ce qu’il est devenu. Il a très certainement fini aux ordures. Ou alors Maria dort avec.

Plus le réveillon approchait et plus mon c’ur se faisait lourd. Chaque fois que j’avais ma mère au téléphone, elle me parlait du Neveu, combien il était éveillé, comme il mangeait bien, comme il souriait et faisait caca. Pendant ce temps, je me taisais, j’écoutais, et je touchais mes pieds. Paul avait emballé le nounours vert, et tous les autres cadeaux, sans cesser de grommeler.

La tradition voulait que nous ouvrions les paquets au retour de la messe de minuit. Je m’étais proposée pour garder le Neveu pendant que les autres iraient célébrer la naissance du Petit Jésus. Pendant près de deux heures, j’ai essayé d’être Maria. J’avais presque réussi quand les autres sont rentrés.

Mon frère était très fier de sa petite famille. Il accepta notre peluche verte, au nom du Neveu, comme un hommage personnel. Il ne faisait pas attention à moi, et je sentais que désormais
un monde nous séparait. Qu’importe le nombre de poupées enterrées sous le compost, il était beaucoup moins mon frère que l’époux de Maria, et le père du Neveu.

Je sais ce qui s’est passé ensuite. Maria a défait sa chemise pour allaiter. Ma mère a fait une allusion au Petit Jésus. Papa a penché la tête. Paul a grommelé. Et mon frère a déclaré très naturellement qu’il avait toujours rêvé de pouponner. J’ai senti un petit verrou qui sautait dans ma tête. Une onde chaude est montée de mon ventre et m’a fait trembler comme une feuille, mais en-dedans seulement. J’ai regardé mon frère bien dans les yeux et j’ai tout déballé sur ma poupée. Il a eu l’air de me trouver complètement folle, et je ne comprends pas ce que tu racontes. Maman a dit ton frère n’a jamais joué qu’à des jeux de garçons. Le parquet du salon commençait à craquer, j’ai eu l’impression de plonger dans un grand trou. Maria évacuait une rivière de lait sur nous tous. Nausée. L’horloge crut bon de faire entendre un timbre accusateur. Mon père demanda pourquoi je ne faisais pas un Neveu moi aussi. Je tombai contre le lampadaire halogène.

Quand j’ai ouvert les yeux, Maria avait remis le Neveu dans sa chambre. Paul et mon père m’ont aidée à monter l’escalier. Je pensais que j’allais mourir sur le lit et qu’il fallait que je réclame ma poupée. Mais quand j’ai voulu parler, ils m’ont fait taire, tu es trop fatiguée, ma chérie.

J’ai végété un peu sous un édredon. Dans la pénombre, je voyais des figures méchantes qui me dévisageaient. Du salon, en bas, me parvenaient les bruits joyeux du réveillon. Et puis le Neveu s’est mis à pleurer.

Je suis sortie de la chambre enroulée dans mon édredon. Le sol était froid sous mes pieds nus. J’ai poussé une porte. Le berceau émettait des vagissements étranglés. Je me suis penchée sur le Neveu. Ses yeux étaient aussi profonds que ceux de ma poupée. Ecarlate, il braillait, tout son corps crispé dans le petit pyjama. La peluche verte attendait sur une chaise. Je l’ai prise et j’ai étouffé les cris dedans. Longtemps.

Quand je me suis retournée, j’ai vu Maria sur le pas de la porte. Elle m’a regardée sans rien dire, sa bouche ouverte et noire. Et puis elle a commencé à hurler, hurler, hurler, tandis que le Neveu restait muet. Elle l’a pris contre elle, le serrant fort, et puis elle est tombée sur ses genoux et a commencé à se taper le front par terre. C’est à ce moment là que les autres sont arrivés. Affolés. Incrédules. Puis horrifiés, puis hurlants, puis gémissants.

Je voyais bien qu’ils étaient fâchés contre moi. C’est peu de temps après qu’on m’a emmenée, qu’on m’a déshabillée, puis rhabillée autrement, et puis mise là , où je ne peux que toucher mes pieds. Ici je n’entends plus leurs cris. Ici. Ici.

La nuit dernière, j’ai rêvé du Neveu. Il jouait. Il jouait avec le bébé que je n’aurai jamais. Ils jouaient à la poupée.

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02 2005
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