Archive for octobre, 2010

Le retour des canapés en rotin

Vous vous rappelez, avant facebook ?

Vous ne pouviez pas espionner la pauvre vie de vos anciennes camarades de lycée, mais votre tante vous envoyait des powerpoint avec des mecs à poils. Soudain, dans un accès de nostalgie brute, probablement causé par la consternation qui m’envahit devant les statuts misérables de mes friends ( “‎5e nuit où je tousse et où je ne dors pas!” - “Pas le moral, et personne pour me faire un câlin !” - ” ♥ ♥ HUSBANDWEEK ♥ ♥ ♥” - “Super concert de Christophe Maé !”), je me demande : ils sont où, depuis facebook, les powerpoint de mecs à poils ???

Souvenez-vous. Vous êtes au boulot lorsque vous recevez un email intitulé “Rien que pour les filles !”. Après avoir vérifié que le store à bandes verticales (vous savez, ces horreurs toujours grisouilles, avec des chaînettes à boules qui s’emmêlent tout le temps ; vous vous êtes emprisonné dedans, à la Sécu, en 1984, pendant que votre mère faisait la queue) masquait bien le reflet de votre écran dans la fenêtre à votre collègue Frigida, vous ouvrez la pièce jointe pour découvrir Tonio, Marcus et Jérémie in naturalibus, lascivement étendus sur d’affreux canapés en rotin (merci à Emmanuelle qui a fait plus de mal à la décoration intérieure que Valérie Damidot, mais on n’en parle jamais, comme par hasard !). Après avoir dégusté et déploré vivement que tout cela manque quand même de poils, vous cliquez sur Fwrd et sélectionnez consciencieusement toutes vos copines dans votre carnet d’adresses. Toutes vos copines, moins Julie qui est lesbienne, plus votre collègue homo - qui lui, au moins, partagera vos regrets sur l’absence de poils, contrairement à vos amies hygiénistes qui se sont toutes casées avec des hommes glabres, et qui surnomment votre mari “le nain bucheron”.

Et là : problème. Vous savez qu’en plus d’être sexuellement déviant, votre collègue préféré est aussi terriblement susceptible : vous ne pouvez décemment pas laisser “Rien que pour les filles !” dans l’objet de votre mail. Il ferait la gueule, il aurait raison et vous avez besoin de lui pour amadouer Cédric, de la prod, qui vous snobe parce que vous êtes dans l’équipe R&D et qui doit pourtant vous prêter son autoclave pour stériliser vos cônes de Pipetman (vous ne comprenez rien à ce que je raconte ? j’en ai rien à battre). Donc, vous voulez modifier l’objet, mais comment ? “Rien que pour les filles et pour mon collègue homo ” ? Mais à ce moment-là, vous pensez à Julie. “Rien que pour les filles sauf Julie, et pour mon collègue homo ” ? C’est vraiment très très pratique. Et vous maudissez le gars qui a eu l’idée de classer la sexualité des gens entre hétéro et homosexuels.

C’est vrai, quoi. Un collectionneur de timbres, c’est un philatéliste. Une collectionneuse d’enveloppes aux armes des mairies, c’est une héraldocommunophile. Un gars qui a peur des poupées, c’est un plangonophobe. Un constituant cellulaire qui a une affinité pour l’éosine, c’est un éosinophile (oui, c’est la minute culturelle). Dans plein de domaines, on classe les gens selon ce qu’ils aiment ou n’aiment pas, et ça fonctionne très bien. Mais en matière de sexualité, on te classe selon qui tu es par rapport à qui tu aimes. On ne dit pas “androphile” ou “gynéphile”. On n’envoie pas un mail “Réservé aux androphiles !”. Pourtant ces mots sont pratiques : ils sont unisexes. Si je dis : “Dominique est androphile”, on sait que Dominique aime les hommes. Si je dis : “Dominique est homosexuel”, on sait que Dominique est un homme qui aime les hommes. Pourquoi le vocabulaire nous permet-il de faire cette déduction ? C’est comme si ça comptait, de savoir si Dominique aime les gens de son sexe, ou les autres. C’est comme si mes copines hétéros et mon collègue homo avaient des désirs différents. Comme si - soyons fou ! - il y avait une hiérarchie des désirs. Les désirs normaux des copines, et le désir irrégulier du collègue. Alors qu’en fait, à la fin, il n’y a qu’un même filet de bave devant des canapés en rotin.

De plus - et j’ai cru que Luthi m’avait piqué mon sujet - en utilisant “androphile” et “gynéphile”, il est plus facile d’absorber les variations sur l’échelle de Kinsey. Pour l’instant, on range les gens dans trois cases : homo, bi, hétéro. Trois cases bien ancrées dans l’imaginaire collectif, avec les stéréotypes et les stigmatisations qui vont avec. Trois cases qui fonctionnent comme des identités. Curieusement, la liste des collections ne fait pas cet effet. Certes, quand je pense aux entomologistes, j’imagine un type à lunettes, un peu poussiéreux, penché sur une boîte pleine de papillons morts (et à une chanson de François Pérusse). Mais malgré mes préjugés, je ne trouverais pas renversant qu’il laisse tomber les insectes quelques temps pour faire un tour du côté des étiquettes de fromage ou des cochons en coquillage. Parce qu’on peut aimer plusieurs choses à la fois. Aimer les insectes n’est pas une identité. Baver sur des powerpoint de mecs à poil non plus.

Évidemment, j’aborde le sujet avec la candeur de quelqu’un qui n’a jamais rien appris de spécial en sociologie et en philosophie. Mais je suppose que je ne suis pas la première à me poser ce genre de question et que des thèses entières ont été produites sur le sujet. Du moins… je l’espère.

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10 2010
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