En lettres majuscules

Je rentre de week-end, mais j’ai bossé! J’ai eu juste le temps de poster ma contribution à Coïtus Impromptus, dont la consigne était cette semaine: se terminer par “étaient écrits en lettres majuscules”. Toute ressemblance…

***

Il était dans la boîte, la boîte dans le trou, et moi tout au bord, qui regardais bêtement. Je pensais au bruit de voilier des cordes sur le bois quand ils l’ont descendu, je pensais que le froid n’allait pas arranger mes lèvres gercées, je pensais que la petite Jeanne avait bien grandi, je pensais le plus possible pour ne pas penser à pourquoi je ne l’avais pas revu depuis tout ce temps.

Faut dire qu’il était si spécial. Pas un mot, pas un coup de fil depuis des années, après avoir été proches comme les deux doigts de la main. Bien sûr, j’ai beaucoup d’occupations à droite et à gauche, j’ai un amoureux et des livres à écrire, mais rien qui ne justifiait son absence à lui en plein milieu de tout ça, comme une tache sur l’œil qui a trop regardé le soleil en face.

Spécial, parce qu’il pouvait tout aussi bien être charmant, attendrissant même, attentionné, subitement ému par quelque chose ou quelqu’un, que méchant, amer, et même pervers, envers n’importe qui, n’importe quand; il passait de l’ange au démon en un battement de cils, sans savoir lui-même ni pourquoi ni comment. Il avait un don particulier pour l’autodestruction, sabotant méticuleusement son intelligence au profit d’une paresse provocante, suicidant ses histoires d’amour dans des infidélités absurdes dont il n’avait pas envie, gâchant enfin le peu d’amitiés qu’il avait, entre autres la mienne, en ne donnant plus de nouvelles, en ayant l’air de s’en moquer, jusqu’à ce que l’ami lassé jette l’éponge. Si je n’avais pas été assez têtue pour prendre l’initiative de nos quatre ou cinq dernières rencontres, qui remontaient à bien loin, je ne l’aurais pas revu depuis l’été de mon entrée en fac. Et déjà , il était plus distant, moins patient, moins animé: en partance..

Je regardais Jeanne. Elle ne pleurait pas. Je n’étais pas étonnée. Jeanne a toujours été très fière, très dure. Elle a du pleurer jusqu’à l’épuisement, bien avant cette heure, en cachette, mais devant toute la famille, tous les amis, ça non, elle aura gardé les yeux secs du début à la fin. J’ai croisé son regard. Il ne vacillait pas. Elle n’avait pas douze ans quand je traînais nuit et jour avec son frère; nous nous aimions bien, toutes les deux. Contrairement à lui, elle était d’un caractère constant, et j’ai vu qu’elle appréciait ma présence, pour lui comme pour elle-même. Elle se tenait là comme un vaillant petit soldat, mais elle avait hâte que ça soit fini, la boîte, les fleurs et les oraisons; je savais qu’elle avait d’autres moyens de le sentir près d’elle. Elle a toujours aimé porter ses chemises, même bien trop grandes, et lui voler de sa détestable eau de toilette, et à l’avenir il ne pourrait plus les lui disputer.

Les hommes en gris nous ont donné notre congé, et nous sommes sortis du cimetière à la queue leu leu sous une pluie fine qui commençait à tomber. Je n’avais pas grand monde à voir, alors je suis montée dans ma voiture et j’ai mis le contact. La radio s’est mise à jouer Sexy Boy, et comme ce n’était pas de circonstance, je l’ai arrêté et j’ai fouillé dans les vide-poches. J’ai retrouvé une vieille cassette de Supertramp. Je l’ai mise et j’ai roulé vers l’ouest.

La première fois que je l’ai vu, il était en train de rire. Il a toujours eu un rire bruyant, presque brutal, qui lui ouvrait le visage d’une oreille à l’autre, lui donnant l’air d’avoir plus de dents que n’importe qui. Je ne l’ai pas trouvé intéressant ce jour-là , aussi je n’ai pas un souvenir précis de notre rencontre; seul son rire m’avait marqué. Un garçon qui riait. Ce n’est que plus tard que nous avons sympathisé, nous découvrant les mêmes lectures, la même ironie, les mêmes rages, la même tendresse.

Comme il se doit à cet âge, nous allions de fous rires en fous rires, de mal-être en mal-être, de désirs en désirs. Nous mêlions tout cela dans une complicité intellectuelle étonnante. Il finissait mes phrases, je commençais les siennes. Souvent, nous n’avions même pas besoin de parler. Seulement, j’étais plutôt sage, et lui complètement incontrôlable. Il pouvait sur un coup de tête sécher un cours, grimper sur les toits, se mettre à déclamer des vers en pleine rue, pousser des cris au cinéma, insulter un inconnu, et j’en passe. Parfois complice, j’essayais de temps en temps de le raisonner, moins soucieuse des bonnes manières que des conséquences de ses instants de folie. D’ailleurs, il a finit par se faire virer du lycée, à force de provocation et de langage ordurier. Il était d’une mauvaise foi incroyable, prétendant ne pas comprendre ce qu’on lui reprochait, affectant de jouir d’une exclusion qui, au fond, lui procurait beaucoup d’angoisse, notamment parce qu’elle concrétisait son envie secrète de gâcher ses études. Malgré ses bravades, il était lâche; j’ai dit qu’il se sabotait, mais il disposait la dynamite et laissait à d’autres le soin d’allumer la mèche.

Take the long way home. Je conduisais sous une chape de nuages, sur une longue ligne droite bordée de forêts de pins et de campings déserts. Et bientôt, le panneau de bois, le chemin couvert d’aiguilles, le parking. Je suis descendue de voiture, j’ai humé le bruit des vagues, j’ai gravi la dune. Derrière, le vent était si fort que j’en ai eu le souffle coupé. J’ai remonté ma capuche. La mer était agitée, la plage immense; la marée basse découvrait un miroir de sable humide, presque jusqu’à perte de vue. Peu de gens connaissent l’océan en hiver. C’est pourtant en cette saison que je le préfère. Le temps est inhospitalier, les touristes sont partis, on a le spectacle pour soi tout seul. Les postes de secours, les buvettes, les balançoires, abandonnés et inutiles dans l’espace vide de tout bruit humain, évoquent les beaux jours enfuis, les coups de soleil, l’odeur des beignets et les cris des enfants, comme si tout était juste sous le sable, à quelques mètres, en attendant le prochain été.

Voilà un endroit où il aurait aimé qu’on le mette. Il aimait se rouler du haut de la dune et arriver en bas couvert de sable. Après, il faisait la mouette, étendait des ailes imaginaires, poussait un cri rauque, l’œil bête, le cou cassé ; ce numéro me faisait rire aux larmes, à chaque fois. De longs après-midis durant, nous avons marché sur la plage, discutant en anglais ou en charabia, jetant des galets dans les rouleaux; l’été, nous poussant à l’eau de temps à autre, et faisant des commentaires narquois sur les baigneurs qui bronzaient idiot. Nous pouvions rire de tout, spécialement de ce qui n’était pas drôle ; nous avions fait de nos fêlures un sujet de plaisanterie, une perpétuelle pantalonnade. L’adolescence était un cirque, nous étions les clowns. Le public consterné, nos parents, nos profs, les gens que nous surprenions dans la rue par nos bouffonneries bruyantes, n’applaudissait presque jamais.

J’ai marché vers le bunker. Les seules bombes qu’il ait jamais vues avaient changé sa robe militaire en une parure d’arlequin, maintenant bien défraîchie, et la dune l’avait presque retourné, ce qui lui donnait un air mélancolique de vieux clown décati. Je ne m’explique pas mon amour pour les blockhaus. Le hideux béton armé recouvert de graffitis, l’abandon de leur vocation première au profit des amoureux et des vagabonds de tout poil, le hors-sujet total que constitue leur présence dans un lieu où par ailleurs on voit tant de beauté me donnent le frisson.

J’ai ramassé un morceau de bois flotté et j’ai tourné le dos à la dune. Je sentais le sable glacial à travers la semelle de mes chaussures. Pourquoi nous étions-nous perdus ? Il était presque mon frère. J’ai essayé de le retenir pourtant. Il a pris le large sans prévenir, en quelques mois. Il avait de nouvelles fréquentations, des gens qui ne me plaisaient pas, malsains, grinçants ; il ne téléphonait plus, passait de moins en moins souvent.

Je ne savais plus rien de sa vie, des sorties qu’il faisait, des livres qu’il lisait. Étrangement, quand je le rencontrais (presque toujours par hasard), il agissait comme si notre amitié était inchangée, me disait tout son regret des instants passés ensemble ; mais sitôt qu’il m’avait quittée, c’était comme si j’étais sortie de sa mémoire : il faisait à nouveau le mort. Si bien qu’à la longue, à force de douter de sa sincérité dans ces moments là , j’ai fini par remettre en cause l’existence de son amitié par le passé. L’affection immense que je lui portais n’avait peut-être jamais été réciproque ; moi qui croyais avoir trouvé une véritable âme sœur, j’avais investi sur du vent. Tout ce que mon esprit avait trouvé pour justifier cet abandon, c’était qu’il s’était moqué de moi depuis le début, comme il savait si bien se moquer du monde ; alors mon chagrin s’était changé en rancœur. Il m’avait donné la lune, le frère que mes parents ne m’avaient pas fait, puis me l’avait reprise sans explication. Et à présent il était trop tard pour lui en demander.

Je n’avais pas signé le registre de condoléances. Avec mon morceau de bois, sur le sable humide, j’ai tracé les mots que j’avais sur le cœur. Je lui ai dit, pour la première fois, combien il avait compté, combien je lui en avais voulu, et que je le lui pardonnais. Que je reviendrais le voir, de temps en temps, à cet endroit, et que j’étais sûre qu’il serait au rendez-vous. Quand j’ai quitté la plage, la nuit tombait sur la marée montante, et tous les méandres de mon âme, sur le sable, étaient écrits en lettres majuscules.

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12 2005

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  1. 1

    En général je ne lis jamais les nouvelles publiées sur des blogs, parce que la plupart sont verbeuses et prétentieuses; mais là j’ai vraiment bien aimé.
    Je vais aller voir s’il y en a d’autres… :)

  2. Anonyme #
    2

    Merci beaucoup! Il y a d’autres nouvelles dans la catégorie “bestiaire d’histoires”…
    :)

  3. 3

    J’ai beaucoup aimé aussi. On en sait juste assez (ou juste pas assez) sur les personnages pour imaginer ce qui a pu se passer avant et ce qui arrivera après ; le genre d’histoire dont on a du mal à sortir, même longtemps après l’avoir lu.



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