Lucas Coudrier

Il s’appelait Lucas Coudrier. C’était un nouveau.

(Les nouveaux ont toujours été une attraction, depuis l’école primaire jusqu’à la fin du collège. Plus tard, au lycée, il y avait trop d’élèves pour les connaître tous, et les nouveaux n’apportaient plus rien, puisque chaque année, nous changions de classe pour nous retrouver avec de parfaits inconnus.)

Au bout de quelques semaines, Lucas était déjà un élément incontournable de la Quatrième Bleue. Pas un très bon élève, je crois, pas très grand et pas très beau, mais un chahuteur impertinent et rigolo qui animait les cours, même ceux de la draconienne Madame Rivet et de la monumentale Miss Peach ; son talent lui promettait d’être bientôt l’un des meneurs de notre troupeau biactolé.

Mademoiselle Gorgone nous avait traînés un matin, sous prétexte de géologie, visiter une abominable carrière sous la pluie, et subir de soporifiques explications sur la fabrication des enrobés qu’on étend sur les routes. J’étais restée le plus souvent avec Pimousse, qui était en Quatrième Rouge. On avait taillé une bavette un moment avec Lucas Coudrier, et nous avions partagé avec lui quelques pépites.

(En quatrième je me suis nourrie de pépites ‘ de graines de tournesol grillées. J’en faisais un petit stock dans la poche droite de ma blouse. Je les grignotais pendant les cours, puis recrachais discrètement les coquilles dans ma main et les faisais disparaître dans ma poche gauche ‘ contrairement à Pimousse qui les jetait sous le pupitre.)

Je ne me rappelle pas exactement quand c’est arrivé, probablement fin octobre ou début novembre, peut-être pendant les vacances de la Toussaint ; tout ce dont je me souviens, c’est que cette année là , Papou m’avait appris à conduire le tracteur.

Je sais que j’ai vu le journal local de France 3, mais que j’étais occupée à autre chose et que je n’ai pas écouté le commentaire. Et je n’ai pas entendu son nom. Le lendemain je suis allée au collège comme d’habitude. J’ai trouvé qu’il y avait une drôle d’ambiance. Des ‘ grands ‘ de troisième nous abordaient dans les couloirs pour nous demander si nous étions en Quatrième Bleue. Ensuite, il nous tapaient sur l’épaule, ‘ Allez, allez ‘. Rien de plus.

Le soir, à table. Papou : ‘ Elle est au courant, Mamotte ? ‘, Môman : ‘ Je ne crois pas ‘, les deux : ‘ Tu sais que ton copain est mort ? ‘, moi : ‘ Quel copain ? ‘ ; Lucas Coudrier était mort dans un accident de voiture. Au retour d’un mariage, son père ‘ ou sa mère - avait raté un virage, et ils avaient plongé dans le torrent. Un homme avait retrouvé trois cadavres le lendemain : les deux parents et la voiture. De Lucas, aucune trace. Je crois que des plongeurs l’ont cherché quelques temps dans le lac du Bourget. Sans résultat.

Je n’ai pas pleuré, bien sûr. D’abord, je ne le connaissais pas tant que ça. Ensuite, je suis restée très dure jusqu’à 14 ou 15 ans. Je n’avais pas pleuré l’été précédent, quand mon Papy était mort (juste une larme à la sortie de l’église, à la pensée qu’on l’avait mis dans cette stupide boîte ‘ une toute petite larme). Je n’ai pas pleuré non plus l’année d’après, quand le meilleur copain de Papou s’est mis une balle dans le buffet. Les drames n’avaient pas de prise sur moi. Je ne ressentais rien.

Seulement, quelques jours plus tard, quand Monsieur Cornac, le directeur, est venu en Quatrième Bleue pour nous dire que les plongeurs n’avaient toujours rien trouvé, et que les recherches étaient terminées, à ce moment-là , sans prévenir, mon c’ur s’est mis à déborder par mes yeux. Qu’il soit mort, c’était une chose, mais qu’il reste à jamais au fond du lac avec les silures, c’était dur. Et il laissait un frère de 15 ans.

(Ma carapace de grande insensible a commencer à se fêler ce jour là . Elle est complètement fichue maintenant, à force ‘ et pourtant j’en aurais bien besoin parfois, pour ne pas pleurer bêtement sur les moulures des plafonds des mairies et ensuite me faire dire par mon Papou que c’est complètement idiot).

Ma voisine de gauche s’est mise à renifler à son tour. Je me sentais profondément triste et parfaitement crétine de pleurer devant tout le monde (ce qui n’est pas mon habitude ‘ je le dis pour mes belses ‘ mais parfois simplement inévitable). Magali Mufflier, qui avait son pupitre derrière le mien, s’est mise à me faire du pied sous ma chaise. Ce n’est pas vraiment faire du pied, c’était prendre mes pieds dans les siens dans une sorte de communion larmoyante (elle se lamentait chaque jour depuis la tragédie, elle en faisait un peu trop, et j’avais eu plus d’une fois envie de lui en mettre une). Sur le moment, elle m’a légèrement réconfortée. L’ennui, c’est qu’après cet épisode, elle voulait recommencer le dialogue de pieds pendant les cours, alors que globalement, je la supportais assez mal. J’adoptais donc une stratégie d’évitement (je l’ai revue chez Decitre il y a deux ans. Je me suis bien gardée de l’aborder ‘ nous n’avons pas du échanger deux mots de toute notre année de troisième).

Une fois Monsieur Cornac sorti, la classe a tenté de reprendre une vie normale. C’était un peu difficile au début, puisqu’il manquait un élément perturbateur essentiel. Il y avait un grand vide. Le vide laissé par quelqu’un qu’on commençait tout juste à connaître et à apprécier. Un sentiment d’occasion manqué. Un souvenir qui s’éloignait déjà .

Il y a eu une petite célébration à la chapelle du collège. Nous étions tous bien tristes et silencieux. A la sortie, Sacha Fernandel, un autre nouveau dont j’étais amoureuse depuis le début de l’année, est venu appuyer son front contre le mien, quelques instants. Ce fut notre contact physique le plus significatif. Mes parents étaient profs dans l’établissement et leur présence m’ôtait toute audace.

Finalement, la Quatrième Bleue a repris le rythme. J’ai atterri sur le même pupitre que le grand Félix, et nous avons passé le dernier trimestre à nous battre à coup de stylo plume, à dire des âneries à propos de Miss Peach et à balancer des bouts de gomme sur Ronchoin, la créature la plus bougonne que j’ai jamais connue. Cette année là , j’ai pu aller en cours de sport, j’ai eu mes premières ragnagnas et j’ai pris l’avion pour la première fois. Et plus personne n’a reparlé de Lucas Coudrier. Mais chacun a du garder, quelque part, sous un peu de poussière de craie, le souvenir d’un garçon drôle et bruyant, qui était passé chez nous comme un météore.

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Maggie

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01 2007

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  1. Anonyme #
    1

    Quel beau texte… c’est vrai que nous le connaisions à peine mais les événements ont fait qu’il restera dans nos mémoires…

    En tous cas merci pour les ilustres inconnus… ;0)

  2. Anonyme #
    2

    Les illustres inconnus ? Du lycée ???
    (j’espère que tu as apprécié la transformation des noms… Monsieur Cornac, mouaaaaaaaaahahahahaha ^_^ )

  3. Anonyme #
    3

    Joli texte effectivement…
    j’ai connu une experience pas terrible au lycée, un mec qui suivait le cours d’espagnol et de dessin avec moi. Nous avions commencé à etres amis et il s’est suicidé.
    Jamais je ne saurais ecrire mon histoire avec ton talent d’ecriture.
    Si ce fameux garçon te lis de là haut ou d’ailleurs il doit être content de l’hommage rendu.

  4. clem #
    4

    Bravo, très beau texte, avec un style bien décalé, touchant, j’aime beaucoup. Moi qui n’arrive pas à sortir du “intro avec accroche, 1er paragraphe, transition, 2nd paragraphe”…. Il ferait mieux à l’école de nous apprendre à nous exprimer de façon originale, plutôt que de nous enfermer dans des formats pré conçus… (c’était mon petit coup de gueule du soir, ma façon de dire que je reviendrai souvent voir sur ce blog si je peux croustiller un autre texte comme celui là). A +!

  5. Anonyme #
    5

    Clem > merci merci ! Ma productivité n’étant pas hémorragique, je ne saurais trop de conseiller de vister les archives…
    ^_^

  6. Me #
    6

    Clem> oui, visite les archives, mais dépèche toi, parfois, ça disparait :)

  7. Anonyme #
    7

    Maggie, arrête d’écrire aussi bien, je suis en train de chialer comme une madeleine devant mon écran…

  8. Anonyme #
    8

    Attends attends attends : maintenant que t’es plus enceinte, tu n’es plus autorisée à pleurer pour un oui ou pour un non ^_^

  9. Me #
    9

    Tata Machin: et la dépression postnatale alors ?

  10. Luciole #
    10

    rien à redire on reste pendut à tes mots :] bravo



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