Histoire sans titre
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Je vais attendre encore longtemps ? J’ai froid aux pieds. Je n’aime pas revenir dans les endroits où je risque de rencontrer tout un tas de gens que je connais, un beau ramassis d’imbéciles soit dit en passant, un florilège de mauvais souvenirs. Je parie que si je fais trois pas boulevard de la colonne, je vais croiser au moins deux pétasses de mon ancien lycée. Dont une enceinte, mettons, et l’autre docteur en quelque chose. Qui vont m’aborder et manifester leur joie délirante de me revoir. La première me brandira la photo de son premier sous le nez et la seconde prendra un petit air modeste pour me parler de sa thèse en je ne sais quoi. Autant rester ici à se geler les miches.
Je me demande ce qui m’a pris d’accepter de faire les courses de Noël avec Émilie. On ne s’est pas revues depuis dix-huit mois, elle est toujours en retard et la corvée est déjà assez gonflante comme ça. Je ne sais même pas pourquoi on est restées en contact depuis tout ce temps. C’est peut-être un reliquat de cette époque où on avait toutes les deux des petits nénés. Depuis elle a grossi, et les mecs ne la regardent plus trop dans les yeux. Moi, je suis toujours plate comme un écran plasma et je vais probablement devoir attendre la troisième guerre mondiale et la mise à sac de la ville par les ennemis victorieux pour enfin me faire culbuter.
En parlant de ça, je voudrais bien avoir une idée de cadeau pour ma mère. Depuis qu’elle couche avec le sosie de Nicolas Sarkozy, version directeur du crédit agricole, elle n’a aucunement besoin d’offrandes supplémentaires. L’autre babouin (je l’appelle Le Pouffiat) la couvre déjà de pulls en cachemire, de week-ends en péniche et de gadgets dernier cri. Dernière trouvaille en date : un stupide chat angora qui miaule stupidement pour avoir sa stupide bouffe quatre fois par jour. A ce rythme, le matou va finir obèse, et il faudra une remorque pour l’emmener chez le vétérinaire et le faire piquer. Et moi, avec mon budget à la limite du quart-monde, tout ce que je pourrais lui payer, à ma mère, c’est une boîte de capotes. Même pas parfumées, les capotes.
Les parents d’Émilie sont toujours ensemble, eux. Il se font même des bisous devant tout le monde. Personnellement je trouve ça gerbant, mais on ne peut pas décemment le leur reprocher.
A six ans, quand j’ai dit à maman que je voulais un petit frère, elle n’a rien répondu, et elle a largué mon père. Du coup, au lieu d’un frangin, j’ai eu un autre papa. Puis un autre. Puis plus rien jusqu’au Pouffiat, qui a déjà un chiard et qui ne veut pas s’embarrasser d’un second. Du coup, mes espoirs de fratrie se sont plus ou moins définitivement désagrégés, vu que mon vrai père préfère rester reclus à écrire des poèmes sur la Révolution, au lieu de sortir un peu et de reprendre femme. Il va encore passer Noël tout seul ; mais je crois qu’il s’en fiche, il a toujours eu horreur des fêtes.
Je parie que chez les parents d’Émilie, tout est décoré jusqu’à la moindre poignée de porte. Sa mère adore Noël, elle en fait tout un foin, elle achète un sapin gigantesque et possède plusieurs jeux de boules, un de chaque couleur. L’année où Émilie a avorté, les boules étaient jaune d’or. Je m’en souviens parce qu’elle est sortie de la clinique un vingt-trois décembre, et que c’est moi qui l’ai raccompagnée chez elle. Ses parents étaient radieux, comme si de rien n’était, dans leur stupide salon illuminé, et son affreuse petite sœur arborait son air habituel de première de la classe à qui il n’arriverait jamais de choses pareilles. Ça fait un sacré bail que je n’y ai pas remis les pieds. Si je compte bien, la morveuse doit bien avoir seize ou dix-sept ans, et on va bien voir si elle ne revient pas un jour avec un polichinelle dans le tiroir, à son tour.
Encore un faux Père Noël qui se promène. Je me demande si c’est bien payé, comme boulot. Sûrement non. Celui-ci ressemble à Jean-Nicolas. Qu’est ce qu’il est devenu, celui-là , je suis curieuse de le savoir. J’espère qu’il a trouvé une fille qui accepte de coucher. ça ne doit pas être bien difficile de nos jours. Même moi, s’il me demandait maintenant, je dirais oui. C’est dire.
Déjà une demi-heure que j’attends ; encore une de plus et je serai tout à fait cryogénisée. Je suis pratiquement prête à acheter des marrons grillés au type là -bas, et pourtant Dieu sait que j’ai horreur de ça. ça brûle et ça dégueulasse tout. Et après, on ne sait pas quoi faire des peaux. Fanny dirait que je ne suis pas sensuelle, qu’il faut profiter des bonnes choses même si elles sont salissantes. Je dis que je n’ai pas passé deux heures sur ma manucure pour me noircir les ongles avec de stupides châtaignes. N’empêche que j’ai bien froid et que ça me réchaufferait.
Dix-huit mois que je suis partie et que je suis censée mener une vie trépidante d’étudiante, et au final, Fanny est ma seule copine digne de ce nom. C’est pourtant pas qu’on se ressemble ; on est même carrément antinomiques. Elle parle fort, mange beaucoup avec les doigts et fait preuve d’une grande liberté de mœurs. J’ai une présence de papier calque, je ne fais jamais pipi dans les toilettes publiques et j’ai le parcours érotique de Mère Thérésa. Je crois que si elle m’aime bien malgré tout, c’est que c’est une brave fille. Elle a du se fixer pour objectif de me dévergonder un peu. C’est pas gagné. Mon unique projet est de réussir un diplôme, n’importe lequel, pour mettre vraiment les bouts et ne plus dépendre de ma mère et du Pouffiat. Je n’ai pas de temps à perdre à chauffer des ivrognes post-pubères sur le comptoir de la cafèt’.
Sitôt débarqué dans notre vie, Le Pouffiat a commencé à me faire de la retape. Pas sexuellement, mon Dieu, il a bien assez à faire avec la mère pour s’occuper de la fille. Mais il s’est mis de suite à me flatter par des cadeaux mal à propos, comme un portefeuille en croco ou un petit flacon de Chanel 5 (il ne l’a pas senti, bien sûr : c’est cher, donc ça convient). J’ai bien essayé de lui faire comprendre qu’on n’avait pas gardé les vaches ensemble et que Chanel 5 m’évoquait l’odeur des cabinets du lycée, mais il n’a pas reçu le message. Il croit toujours qu’on est copains et me prie régulièrement de l’appeler par son petit surnom. Il ne sait pas, le pauvre, que je lui en ai trouvé un bien plus approprié.
Par bonheur, il n’habite pas avec ma mère. Ce n’est pas qu’elle ne veut pas, c’est que sa femme en a encore besoin pour allonger la monnaie. A vrai dire, elle pourrait probablement se passer de sa délicieuse présence ; mais alors, adieu Noël aux sports d’hiver. Elle a sûrement découvert le pot aux roses depuis longtemps, mais elle la boucle. Je ne la connais pas, mais ça doit être une femme bien tristounette, pour continuer ainsi avec ce guignol et ne pas l’envoyer promener, en profiter pour refaire sa vie avec un alter mondialiste monté comme un âne, et apprendre le modelage. Enfin, c’est ce que moi je ferais, à sa place.
Voilà le carillon qui s’y met. ça m’énerve d’autant plus que je sais pertinemment que je trouverais ça joli si Bruno était avec moi pour l’écouter. En voilà au moins un que je ne risque pas de croiser. Il paraît qu’il s’est engagé dans la marine et qu’il se promène au bout du monde sur une grosse coque de noix. Deux ans maintenant qu’il ne m’a pas donné de nouvelles. Un gars qui se disait mon meilleur ami. Je préfèrerais qu’il soit mort. Au moins il aurait une bonne raison pour ne pas se manifester.
Émilie, bien entendu, n’a jamais cru à cette histoire d’amitié. Ma mère et Le Pouffiat non plus. Pour tous ces gens, les garçons veulent sauter les filles, pas les aider à regarder Buffy en pyjama avec des chips à la moutarde. Ni éponger leurs peines de cœur, ni leur gratter le dos. Avec Bruno, pourtant, on faisait ce genre de trucs tout le temps. Je savais qu’à part ça, il pouvait être odieux avec les gens, presque dangereux parfois ; mais bien que n’approuvant pas son côté obscur, je lui vouais une fidélité absolue. Aujourd’hui encore, bien qu’il m’ait tout à fait abandonnée, je serais prête à répondre dans l’heure s’il avait besoin de moi.
Être fidèle aux gens qu’on a aimé, voilà quelque chose qui étonne Le Pouffiat. ça lui passe même à dix kilomètres au-dessus de l’occiput, Non, lui, il n’est fidèle qu’à Hugo Boss. Il ne porte que ça depuis des années, même sur les fesses. Je le sais parce que l’autre jour, j’ai retrouvé un boxer à lui dans le linge sale. J’ai demandé à ma mère s’il allait bientôt nous ramener les culottes de bobonne à laver; elle n’a rien dit et j’ai vu son menton frissonner furtivement. C’est sa réaction habituelle quand il est fait mention de l’Autre. C’est parce que Le Pouffiat ne parle toujours pas de la quitter pour de bon ; ce que ma mère n’a pas compris, c’est qu’il n’a pas les coucougnettes pour le faire, et qu’il ne les aura jamais.
En attendant, Émilie n’est toujours pas là . Je me demande comment elle s’y prend pour être toujours à la bourre. Je pense que c’est en partie à cause de son téléphone. Elle reçoit quotidiennement une moyenne de cinq coups de fils éplorés de copines dépressives, lourdées, chômeuses ou boulimiques, ou les quatre à la fois. Ce doit être épuisant à la longue. A l’heure qu’il est, elle doit sûrement être en train de persuader quelqu’un de ne pas se défenestrer, ou quelque chose dans le genre. C’est peut-être pour ça qu’elle me garde comme amie : moi, je ne me plains jamais.
Je ne me plains jamais, par contre , j’atteins les limites de ma patience. Bon sang, il fait déjà nuit et je ne m’en étais même pas rendue compte ! Dire qu’il faut encore acheter des cadeaux (pour qui déjà ?) et après, rentrer faire tapisserie entre ma mère et Le Pouffiat. Et demain soir, tenir la main de l’une pour la consoler de passer Noël sans l’autre, une fois de plus. Le surlendemain, découvrir un foulard hors de prix sous le sapin, et devoir remercier avec un sourire aussi naturel que possible. Et passer voir mon père, et lui parler alors qu’il n’écoutera pas. Prendre un verre avec Émilie avant de prendre mon train, et être interrompue toutes les cinq minutes par son stupide téléphone. Puis rentrer, retrouver ma piaule, et Fanny, et se farcir ses histoires de coucheries jusqu’à minuit et demie. Se retrouver seule une fois Fanny partie. Ne pas pouvoir dormir à force de chercher où va ma vie.
Après tout… Au fond, si j’osais… Je passerais prendre mes affaires, et je mettrais les voiles… Partir, fuir, et oublier Noël…
… à la mer…
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C’est un bonheur de te lire quand il ne se passe rien et que tu attends.
Aux sombres héros de l’amer, comme dirait l’autre…